Louis et moi sommes arrivés à Nice le 1er juillet 1951, accueillis à l’aéroport par ma mère et mon beau-père Pirazzolli surnommés par Céline « Tirelire » et « Couscous ». Louis prenait l’avion pour la première fois et le voyage l’avait enchanté. Dans la soute avec nous, huit chiens et chats. Bébert et Bessy sont, bien sûr, restés à nos côtés, mais la plupart des autres animaux, sauvages et traumatisés par le voyage, se sont à l’arrivée égaillés dans la nature. La chatte Thomine, disparue, est revenue six mois après chez ma mère qui nous l’a renvoyée à Meudon.

Malheureusement, dès l’arrivée sur la Côte d’Azur, tout est devenu épouvantable. Ma mère et Louis n’ont jamais pu s’entendre, et ni l’un ni l’autre ne voulaient faire de concessions. Une seule fois, Louis a cédé, je ne sais pas pourquoi. Ma mère avait fait des dettes à mon nom et, ce qui est étrange, c’est que Céline, d’habitude si prudent et si peu prodigue de son argent, les avait payées.

Pour fêter notre retour, ma mère avait organisé une petite réception mondaine dans l’appartement de Menton. Louis est immédiatement allé s’enfermer dans sa chambre et n’a plus voulu en sortir. Il souffrait de la présence de ma mère, de la chaleur, de maux physiques, de digestion impossible.

Nous pensions rester plusieurs mois sur la Côte d’Azur et, dès la fin du mois de juillet, nous nous sommes enfuis pour nous réfugier à Neuilly chez un couple de riches industriels, les Marteau, qui nous avaient invités. La maîtresse de Gaston Gallimard, l’actrice Valentine Tessier, allait quitter ce dernier pour Marteau, ce qui donna lieu à des scènes rocambolesques.

Là encore ce fut impossible. La vie de château ne pouvait nous convenir.

Les animaux ont tout de suite commencé à faire des dégâts dans l’appartement, et tous les jours je manquais de casser un lustre en cristal en m’entraînant à la corde à sauter juste au-dessus, tandis que Louis me chronométrait.

Céline ne voulait voir personne et restait enfermé toute la journée.

A la mi-août, nous nous sommes mis en quête d’une maison que nous avons trouvée à Meudon, au 25 ter, route des Gardes.

C’est grâce à la vente de deux fermes que je possédais en Normandie que nous avons pu l’acheter et nous y installer en octobre 1951.

A ce moment-là, Louis a fait modifier notre contrat de mariage et nous sommes passés du régime de communauté à celui de la séparation de biens. Il souhaitait me mettre à l’abri et faire de moi la seule propriétaire de la maison. Il savait qu’à sa mort, sa fille voudrait m’expulser, ce qu’elle a effectivement tenté de faire.

Céline disait : « Tu peux me mettre à la porte quand tu veux. » C’était un risque qu’il prenait, car si je disparaissais avant lui, c’est ma mère à moi qui l’aurait certainement chassé.

Les premières semaines de notre installation, les Marteau nous faisaient apporter des tartes le dimanche matin par leur chauffeur. Louis renvoyait les tartes, alors il n’y eut bientôt plus de tartes.

Jamais Louis n’a fait la moindre concession à la richesse, la moindre concession à rien.

Je me souviens qu’en 1941, un ami à lui qui était médecin voulait le faire devenir franc-maçon. Il a dit : « Non, mais je veux bien voir. » Nous sommes allés tous les deux à une réunion en sous-sol, près de l’église Saint-Germain-des-Prés. Il y avait une grande table où tout le monde était rassemblé, comme pour la Cène du Christ. Longtemps après j’ai pensé que s’il avait accepté, il aurait été défendu, mais il ne pouvait qu’être seul, toujours.

A Meudon, j’ai tout de suite ouvert un cours de danse classique et de caractère dans la maison même.

Je voulais continuer à transmettre ma méthode et, très vite, par le bouche-à-oreille, les élèves commencèrent à venir.

Roger Nimier, le premier, m’envoya des clients, telle la femme du directeur du Figaro de l’époque, vite suivis par des actrices, des écrivains, des femmes d’écrivains, Françoise Christophe, Judith Magre et sa sœur, la fille de Marcel Aymé, la femme de Raymond Queneau, Françoise Fabian qui était très belle mais voulait faire des danses espagnoles sans apprendre, Christine Arnothy, Simone Gallimard. Et tant d’autres qui sont passés et que j’ai oubliés. Le valet de chambre de Maurice Druon qui nous fit bien rire un jour en nous révélant que son maître dormait avec un bonnet de nuit.

Albert Camus aussi était souvent là. Il avait une aventure avec une de mes élèves, la sœur de l’actrice Judith Magre que nous appelions Chiffon. Un jour j’ai voulu le présenter à Céline. Il m’a dit : « C’est inutile, je sais ce qu’il pense de moi. » Il avait raison.

Mon cours était un vrai théâtre, avec des cachettes secrètes, des placards où les maîtresses qui ne devaient pas être vues des femmes se cachaient, des histoires d’amour qui se nouaient et se dénouaient, des disputes, des rivalités. J’avais dû séparer le cours des femmes de celui des hommes car tout devenait trop compliqué. Celles qui n’avaient pas de mari cherchaient à prendre ceux de celles qui en avaient, il y avait des pleurs, des crises de nerfs, des tentatives de suicide.

Nous vivions un vaudeville permanent, dans un microcosme où toutes les passions se sont exacerbées dès l’ouverture du cours, du vivant de Céline, et jusqu’à sa fermeture, longtemps après sa mort.

Louis s’était inscrit à l’ordre des médecins de Seine-et-Oise et il recommença à exercer un peu son métier. Nous n’avions pas un sou et vivions comme des clochards. Notre installation faisait fuir la clientèle normale. Il ne soignait que les pauvres dont il était incapable de se faire payer et acceptait de se déplacer pour les visites à domicile.

Dans le bas Meudon, une de ces dernières maisons vient de disparaître pour être remplacée par un immeuble.

Ma première élève aussi vient de mourir.

Tous ces gens qu’on a connus et qui n’existent plus, ce monde en train de disparaître.

On pense au Temps retrouvé de Proust. C’est extraordinaire le temps passé qui s’allonge. Louis n’aimait de Proust que ce dernier chapitre de la Recherche du temps perdu, un tome entièrement consacré à la caricature des gens que le temps réalise.

Le héros retrouve bien des années après, lors d’une soirée chez la princesse de Guermantes, les personnages qui ont peuplé sa jeunesse et il hésite à les reconnaître. Tout d’abord, il les croit grimés, puis les prend pour les pères ou mères des souvenirs qu’il en a gardés. Cette description minutieuse et impitoyable des visages et des corps à travers les changements de l’âge est d’une cruauté insupportable.

Je pense aussi au tableau de Rembrandt les Trois Ages que nous avions vu à La Haye en 1938, et qui fascinait Céline. Là encore, le temps qui s’en va et nous déforme.

En vieillissant, on fait peur aux tout jeunes. Eux voient bien la décrépitude. Ils nous prennent pour des sorcières.

Mon grand regret est de ne pas avoir eu d’enfants. Aujourd’hui je ne serais pas toute seule et même sans les voir, je saurais qu’ils existent. Mais là, il n’y a personne.

Je pense que de la même façon que les femmes qui n’ont pas été mères, les homosexuels ont quelque chose qui les éloigne de la vie.

Louis était contre l’avortement car il adorait les enfants. Enceinte, j’aurais gardé mon bébé, mais comment vouloir en avoir un quand on a été traqué toute sa vie et que, sans cesse, on a eu peur de mourir.

Quand Céline a eu sa fille Colette avec Edith Follet, son mariage est devenu sacré. Il n’aurait jamais divorcé sans son beau-père, le professeur Follet, qui, profitant de son départ à la SDN, a poussé Edith à le faire.

Louis m’avait dit : « Je n’aurais jamais dû avoir de descendance. » C’est vrai, il était hors norme.

Edith s’est remariée l’année qui a suivi son divorce avec un colonel et a eu un fils. Je ne sais pas si Céline l’a su car il ne m’en a jamais parlé. C’est ce fils-là qui, récemment, m’a appelée pour m’annoncer la mort de sa mère : « Vous deviez dîner avec elle ce soir, elle ne viendra pas car elle est morte. » C’est tout.

Le jour de l’enterrement de Louis, sa fille Colette est devenue folle, ma mère s’était installée à la cuisine et se faisait servir un repas fin, les gens entraient, sortaient, regardaient. Moi j’étais là comme une somnambule. Marcel Aymé voulait s’inspirer de toutes ces scènes pour raconter une histoire. Il n’en a pas eu le temps.

Par la suite Colette s’est prise pour moi, elle jouait des castagnettes et on l’a enfermée un moment à Sainte-Anne. Arletty aussi, à la fin de sa vie, me faisait lui raconter tout ce que Louis me disait et le rapportait comme s’il lui avait dit à elle directement.

C’est très étrange à ressentir, cette impression de quelqu’un qui, à la manière d’un bernard-l’ermite, vient s’installer à l’intérieur de vous, veut vous posséder comme pour voler votre esprit.

Un écrivain est un navigateur qui doit se battre contre les éléments, avoir une vie intéressante et mouvementée. C’est un créateur qui creuse pour trouver un trésor qu’il a en lui ; il n’y est pour rien mais, toute sa vie, il va approfondir. Céline était avant tout un artisan. Il construisait un bateau capable de voguer, puis c’était fini ; il n’était plus touché par ce qu’on pouvait en faire, en dire. Par contre, au moment de la fabrication, au sujet de l’écriture, il était pointilleux à l’extrême pour une virgule, des points de suspension.

Les émissions littéraires représentaient tout ce qu’il détestait. Il trouvait tout le monde ridicule : « Je te fais une fleur, tu me fais une fleur. Je te lèche, tu me lèches. »

A Meudon, les dernières années ont été terribles. La prison l’avait rendu fou. Désormais il avait la haine. Il pensait avoir payé pour les autres et il s’est senti persécuté. Il l’était réellement aussi d’une certaine manière.

Quand les journalistes ont commencé à prendre le chemin de Meudon pour visiter le monstre, il en a rajouté, il leur en donnait pour leur argent. Il jouait un rôle, faisait de lui-même sa propre caricature. On le croyait et il jubilait. Comme dans l’Antiquité romaine, dans la fosse aux lions, c’est du sang qu’on venait chercher. Alors il en donnait.

Son bras droit le faisait toujours souffrir, il était resté infirme après sa blessure durant la Grande Guerre et écrivait difficilement, en balayant le papier. Parfois il hésitait à saluer les inconnus avec sa main droite et souvent, lorsqu’il tendait la main gauche, on prenait ça pour du mépris. Jamais Louis ne se serait abaissé à fournir une explication.

Quand il a su ce qui s’était réellement passé dans les camps de concentration, il a été horrifié, mais jamais il n’a pu dire : « Je regrette. » On ne lui a jamais pardonné de ne pas avoir reconnu ses torts. Il n’a jamais dit : « Je me suis trompé. » Il a toujours affirmé avoir écrit ses pamphlets en 1938 et 1939 dans un but pacifique, et rien de plus. Pour lui, les juifs poussaient à la guerre et il voulait l’éviter. C’est tout.

Aujourd’hui ma position sur les trois pamphlets de Céline : Bagatelles pour un massacre, l’Ecole des cadavres et les Beaux Draps, demeure très ferme.

J’ai interdit leur réédition et, sans relâche, intenté des procès à tous ceux qui, pour des raisons plus ou moins avouables, les ont clandestinement fait paraître, en France comme à l’étranger.

Ces pamphlets ont existé dans un certain contexte historique, à une époque particulière, et ne nous ont apporté à Louis et à moi que du malheur. Ils n’ont de nos jours plus de raison d’être.

Encore maintenant, de par justement leur qualité littéraire, ils peuvent, auprès de certains esprits, détenir un pouvoir maléfique que j’ai, à tout prix, voulu éviter.

J’ai conscience à long terme de mon impuissance et je sais que, tôt ou tard, ils vont resurgir en toute légalité, mais je ne serai plus là et ça ne dépendra plus de ma volonté.

Pendant les dix ans qui lui restaient à vivre, Louis demeurait à m’attendre quand j’allais à Paris, il vérifiait tout ce que je faisais et achetais. Il adorait que je lui raconte mes conversations avec les chauffeurs de taxi. Pour lui, la vie était là. De la même façon, quand il venait à Rennes, il aimait avoir des nouvelles du pays par Maria Le Bannier, la maîtresse de son beau-père Follet, qui était une cancanière de premier ordre. Elle allait partout, au fond des choses et aussi dans les interstices. On venait souvent à Saint-Malo avant la guerre et on y a d’abord loué une première chambre à Maria Le Bannier et, plus tard, une autre en haut sous les toits.

A Montmartre aussi, Céline se nourrissait de ragots, c’était pour lui l’expression de la vie en marche.

A Londres, dans les années 20, il avait vécu dans le milieu de la pègre et il aimait se souvenir et me raconter, comme dans un vrai roman noir, les histoires incroyables de son passé.

Celle-ci particulièrement : il avait à l’époque un copain qui travaillait au service des passeports et dont le vice était de se faire insulter par ses maîtresses. Un jour, son fils revient du front en permission et en grand uniforme. Dans un restaurant, au sous-sol, ils s’en vont dîner tous les quatre : le père, le fils, la maîtresse et Louis. La maîtresse en plein milieu du repas se met à insulter le père et s’en va en montant un grand escalier au milieu de la pièce. Le fils se lève alors, sort un poignard, la tue, tandis que le père et Louis la voient dégringoler l’escalier, baignant dans son sang, comme au cinéma. Le copain a maquillé l’affaire et renvoyé son fils au front.

C’est à la même époque que Céline, sur un coup de tête, avait épousé en Angleterre une prostituée, Suzanne Nebout, qui a inspiré en partie avec Elisabeth Craig le personnage de Molly dans le Voyage au bout de la nuit. Le mariage avait pu être annulé car Louis était mineur, mais il voulait déjà vivre une vie aussi forte qu’un roman.

Les plus belles fleurs poussent sur du fumier et c’est lui seul qui nous aide à créer.

De la même façon, je pense qu’il faut aller très bas dans l’horreur pour être capable de monter aussi très haut.